Anaïs Gachet
Écrivaine / Rédactrice
Quand Catherine Gaudet se joue de nous
Au lendemain du tollé provoqué par la prétendue « ode à la femme » des Grands Ballets Canadiens, et à la veille de la journée internationale des femmes, La Chapelle présentait la première de Tout ce qui va revient. Trois solos pour femmes chorégraphiés par Catherine Gaudet, qui nous recentrent sur celui qu’on oublie souvent, caché dans l’ombre : le spectateur.
Entre octobre 2014 et septembre 2015, la chorégraphe a entrepris, séparément, la création de ces trois solos mettant en scène Sarah Dell’Ava, Clara Furey et Louise Bédard. Elle les présente aujourd’hui pour la première fois « dans une seule étreinte ». Cette démarche fait suite à une série de questionnements sur la relation ambivalente qu’elle entretient avec le public. « Entre désir d’être vue et en entendue et cette difficulté de la mise en représentation de soi », confie-t-elle.
Pour en parler, Catherine Gaudet détruit savamment l’espace-temps du spectacle. En entrant dans la salle, la frontière entre scène et public n’est plus claire et certains spectateurs sont assis sur des chaises placées dans l’espace scénique. Lorsque le spectacle « commence », les interprètes n’hésitent pas à entrer tour à tour dans notre bulle de spectateur. Elles nous scrutent, nous touchent, nous parlent, nous provoquent jusqu’à ce que la gêne s’installe. Sommes-nous encore dans la représentation ou dans « la vraie vie » ? Est-ce la danseuse qui nous parle ou son personnage ? Les frontières classiques sont abolies, le public ne peut plus se fier à ses repères habituels, comme le noir dans lequel il est habituellement plongé, garant de son anonymat.
C’est sans doute la raison pour laquelle, dès son entrée dans la salle, le spectateur est accueilli avec des shooters de vodka et des chapeaux pointus. À la fois pour nous faire accepter en douceur ce changement de paradigme, mais aussi pour gentiment nous prévenir que ce soir, ça va être notre fête! À tour de rôle, chaque interprète va nous tendre un miroir impitoyable sur notre position passive de spectateur. Une posture qui frôle parfois le ridicule : bras et jambes croisés à attendre en espérant être divertis, amusés, émerveillés. Elles dépeignent aussi un spectateur insolent, se foutant du propos (tant que le contenu est digeste, le contenant pas trop long). À plusieurs reprises, Sarah Dell’Ava et Louise Bédard nous interpelleront d’ailleurs par un ironique « Tu trouves ça long hein ? ».
Chaque solo apporte sa touche d’ambiguïté et met en lumière le déchirement et la vulnérabilité auxquels l’interprète s’expose à travers la représentation publique de son art et de son propos. Clara Furey, en caricature plus vraie que nature de Beyoncé, nous en fera une belle démonstration sarcastique dans son solo accompagné de deux musiciens remixant le titre Drunk in Love de la chanteuse.
Reflet amer du spectateur dévoilé au grand jour, Tout ce qui va revient est un savoureux spectacle satirique. Sa façon de questionner l’art à travers le regard du public se rapproche des interrogations que soulève l’exposition Buveurs de quintessence présentement à la Fonderie Darling et dont « la principale préoccupation est de mettre l’accent sur l’expérience directe du visiteur à l’œuvre ». Deux procédés différents pour remettre en question un même aspect de la création artistique : le reflet de l’œuvre dans l’œil de celui qui reçoit. Ce qui change ici, c’est qu’on ne ressort pas de là en se demandant ce qu’elle a tenté de nous dire, mais plutôt ce qu’on est venu y chercher. En bref, Catherine Gaudet se joue de nous, et ça fait du bien.
Tout ce qui va revient
Chorégraphie de Catherine Gaudet. Interprètes : Sarah Dell’Ava, Clara Furey et Louise Bédard. À La Chapelle, les 7, 8, 12, 13 et 15 mars 2018.