Anaïs Gachet
Écrivaine / Rédactrice
Black Boys: Le cri du corps
Voguant entre danse, théâtre et spoken words, Black Boys explore les identités multiples de trois hommes noirs en quête d’une meilleure compréhension d’eux-mêmes et du monde qui les entoure. Créée il y a deux ans à Toronto, présentée à Vancouver et Calgary, la pièce (jouée en anglais et surtitrée en français) est arrivée le 13 février à l’Espace Libre à Montréal.
This show is about… La pièce s’ouvre sur cette déclaration avortée nous laissant seuls face à nos propres spéculations. Aucune étiquette n’y est collée d’office. En guise de réponse, les trois interprètes nous offrent une performance artistique qui puise dans leur corps, leurs identités et leur histoire, et qu’ils nomment eux-mêmes : a spiritual experience. Ne pas finir cette phrase s’affiche d’emblée comme le refus de s’enfermer dans une boîte de plus et une volonté de laisser l’expérience théâtrale parler d’elle-même. Elle nous montre ce qu’il peut y avoir derrière ces boîtes, ces mots : homme, noir, gay, queer, et tant d’autres.
Intersectionnalité bonjour!
Plus qu’un mot à la mode, l’intersectionnalité s’avère ici une réalité vécue qui s’affranchit de son beau concept théorique pour s’incarner de manière plus complexe dans l’histoire de ces hommes. Leur authenticité est si frappante qu’on ne peut les voir comme de simples interprètes, et les anecdotes sonnent presque trop vraies pour n’être qu’un script. Comme le fait de découvrir son homosexualité en fantasmant sur le personnage d’une émission pour ado ou de vouloir devenir une autre pour mieux affronter ses peurs.
C’est autour d’un débat sur la chanson Amazing Grace – entre une prière et deux booty shake –que découlera une série de remise en question; on plonge alors dans le vif du sujet. Cette chanson – écrite par un trafiquant d’esclaves repenti – ravive chez chacun des émotions contradictoires mettant en lumière le rapport ambigu qu’ils entretiennent avec leur identité noire. Comment leur histoire personnelle s’inscrit-elle dans leur Histoire commune et vice-versa? Une tension est palpable tout au long de la pièce et se manifeste par une palette d’émotions; douleur, révolte, passion, amour. Le tout est traversé par une pointe d’humour qui empêche la pièce de sombrer dans un sentimentalisme exacerbé.
Présence des corps
La question de l’identité est inévitablement liée à celle des corps marqués par des blessures personnelles et les cicatrices de l’Histoire. Chacun les vit et les exprime à sa manière, mêlant danse, chant, jeu, musique, poésie… Tous les moyens sont bons pour s’exprimer, mais aucun ne semble vraiment suffire. Le débit et l’intensité des paroles et mouvements sont tels que la nuance des gestes et propos nous échappe parfois. Ce qui nous saisit en tant que spectateur nous glisse aussi entre les doigts.
La veille de cette première représentation, la libraire l’Euguélionne organisait un panel de discussion intitulé Black Bodies, Black Art: la place des artistes noir.es au Québec. Quincy Armorer, directeur artistique du Black Theatre Workshop, codiffuseur de la pièce, y déplorait le peu d’artistes noir.es dans le monde du théâtre, il soulignait surtout le manque d’histoires mettant en scène des artistes racisé.es en dehors des stéréotypes auxquels on les assigne régulièrement. À l’heure où les consultations sur le racisme systémique se multiplient et où semble poindre une lente prise de conscience collective sur le système discriminatoire dans lequel baigne depuis trop longtemps le domaine artistique et culturel québécois, Black Boys apparaît comme un pas de plus vers le changement.
En guise de conclusion, le spectacle se termine sur une ultime tentative de définition avec la répétition de cette phrase : My blackness is… Après avoir épuisé tous les adjectifs et énonciations possibles pour la qualifier, l’un des trois acteurs – qui écrase presque les deux autres par l’intensité de son jeu – capitule et finit par l’exprimer par un puissant cri. C’est ça finalement : This show is about un cri dans l’espace libre.
Black Boys
De Saga Collectif, présentée par Espace Libre et Black Theatre Workshop. Texte et interprétation Stephen Jackman-Torkoff, Tawiah Ben M’Carthy, Thomas Olajide. À L’Espace Libre du 13 au 17 février 2018.